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Dans le Béarn, l’architecture se met au service du handicap

La première chose qui a heurté Julien Chavepayre quand il est arrivé sur le site de l’Institut thérapeutique éducatif et pédagogique (ITEP) de Rivehaute (Pyrénées-Atlantiques), c’est son invisibilité dans l’espace public (paradoxale si l’on considère que, avec ses 5 hectares de terrain, il occupe la moitié de la superficie du village), ainsi que le manque de lisibilité de l’espace qu’il occupe. Pour accéder à cet établissement consacré à l’éducation d’enfants et d’adolescents atteints de troubles du comportement, il faut en effet repérer le petit panneau à l’entrée de la commune et s’engager dans une venelle qui prend la tangente depuis la départementale. Sur le parking aux airs de terrain vague où on aboutit, un vide borné par deux longères aux façades aveugles laisse entrevoir une vaste pelouse, une allée qui part en biais et une série de bâtiments dont rien ne désigne la fonction.
« On ne sait pas où on est, résume ce pilier du Collectif Encore, agence d’architecture, d’urbanisme et de paysage implantée dans le Béarn rural, à la lisière du Pays basque. Il n’y a pas vraiment d’entrée, pas le début d’un accueil… Pour les enfants qu’on amène ici, des enfants qui sont violemment exposés à l’exclusion, à la stigmatisation, à l’invisibilisation, qu’on transbahute en voiture d’institution en institution, qui sont, pour nombre d’entre eux, particulièrement angoissés par le vide, ce grand espace informe, sans identité, ne peut qu’être qu’angoissant. »
Homme-orchestre autodidacte, Julien Chavepayre intervient comme architecte, programmiste, urbaniste dans tous les projets de cette agence dont son épouse, Anna Chavepayre, architecte suédoise, diplômée pour sa part, inscrite à l’ordre, et lauréate en 2018 du prix Kasper Salin, la plus haute distinction de la discipline en Suède, est à l’origine.
A l’été 2023, il est sollicité par Les Events, l’association qui gère le fonctionnement de l’ITEP. Décidé à se lancer dans un projet de rénovation thermique pour faire face à des factures d’électricité dont les montants ont explosé, le conseil d’administration a vu là l’occasion d’établir un diagnostic fonctionnel du bâti. L’idée que l’architecture pourrait aider l’établissement à trouver un nouveau souffle apparaissait comme une piste à explorer, dans le cadre d’une réflexion pour sortir d’une crise de fonctionnement sévère, dont l’origine remonte à 2013. La loi sur l’école inclusive, promulguée cette année-là, qui permet aux enfants souffrant de handicap d’être scolarisés dans les écoles de la République, a bouleversé le fonctionnement de l’institution, laquelle ne s’en est jamais vraiment remise.
Jusqu’à cette date, les enfants étaient accueillis en pension complète. Aujourd’hui, ils ne viennent plus que de manière intermittente, une journée par-ci, une journée par-là, voire quelques heures seulement. Le personnel encadrant s’est retrouvé désœuvré, certains ont vu leur mission redéfinie, pas nécessairement dans un sens qu’ils auraient souhaité. Quant au site, il paraît désolé. Et les quatorze bâtiments qui l’occupent, douloureusement inadéquats.
Qu’il s’agisse de La Béarnaise, belle bâtisse du XIXe siècle, surcloisonnée à l’intérieur, où l’administration et la cuisine cohabitent, claquemurées dans une semi-pénombre, ou bien des grands pavillons qui abritaient jadis les dortoirs, qui se retrouvent aujourd’hui à moitié vides et puant l’humidité, tout dans leur conception paraît aller à l’encontre du bien-être des usagers. Même constat dans le gymnase, bas de plafond, hermétiquement fermé, éclairé à la lumière artificielle, où règne en permanence une odeur désagréable ; dans les classes du collège et dans celles de l’école primaire, elles aussi privées, la plupart du temps, de lumière naturelle, et qui tournent le dos à la pelouse où l’on sort les chevaux et qui borde le bâtiment. Sans parler du terrain de foot, qui se déploie derrière une haie bloquant la vue sur le paysage, où personne ne s’aventure jamais.
Quand Anna Chavepayre découvre le site quelques jours plus tard, son sang ne fait qu’un tour. C’est pour ce genre de projet que, après quelques années de formation au côté des plus grands (elle est passée par les agences de Rem Koolhaas et de Jean Nouvel), elle a créé le Collectif Encore : pour réparer ce qui est déjà là, dans le respect du paysage et du vivant, pour revitaliser les centres-bourgs et les territoires ruraux en transformant les bâtiments à l’abandon, en en faisant des lieux nobles et lumineux, adaptés aux modes de vie actuels ; pour que l’architecture profite à tous, valides comme handicapés, animaux comme plantes, pour qu’elle « rende la vie plus belle que l’architecture ».
Pétri de la pensée de Bruno Latour, d’Henri Lefebvre, de Gilles Deleuze et de Félix Guattari, ce couple d’architecte a, en outre, un rapport intime à la question du handicap, leur fille aînée, l’artiste Lou Chavepayre, subissant depuis sa naissance les conséquences d’un grave accident. Ils ont passé des années à écumer ensemble les établissements médicaux et paramédicaux, et continuent de le faire aujourd’hui. « On a connu des institutions accueillantes, d’autres d’une froideur sans nom, raconte Julien Chavepayre. La qualité du cadre, de l’espace, fait une différence énorme. Ces enfants subissent tellement, ils ont besoin d’être deux fois mieux accueillis que n’importe qui. »
Problème : le carnet de commandes de l’agence déborde littéralement. Le collectif décide de s’appuyer sur le cours qu’Anna Chavepayre était invitée, cette année-là, à donner l’Ecole polytechnique fédérale de Lausanne (EPFL, Suisse), prestigieuse école d’architecture suisse, pour lequel elle a prévu d’accueillir les étudiants en résidence dans le Béarn. A la veille de la rentrée, elle abandonne le projet qu’elle avait imaginé leur confier, et reconfigure son cours autour des Events.
Le titre du cours est resté le même : « Architectes ignorant.e.s ». Une référence au livre de Jacques Rancière Le Maître ignorant (Fayard, 1987). Contre le savoir prémâché qui enferme, contre les mots vidés de leur sens qui empêchent de penser, contre le geste architectural qui rend sourd, la Suédoise prône le respect de l’existant, l’écoute des bâtiments et du paysage, du vivant, l’accueil de l’accident… « Prendre soin du monde, c’est notre responsabilité », assène-t-elle.
Armés de leurs magnétophones, de leurs carnets de croquis et de leurs crayons, les étudiants ont cherché à comprendre comment ce site, jadis ouvert sur la ville d’un côté, sur la rivière de l’autre, s’est refermé sur lui-même au fil du temps. Ils ont fait des relevés, pris des photos. Ils sont allés à la rencontre des usagers pour recueillir leur parole, les sentiments que leur inspire ce lieu au quotidien. « Ils ont compris quelque chose qu’on n’apprend malheureusement pas dans les écoles, estime Julien Chavepayre : que l’architecture est d’abord au service des gens. »
Les enfants avaient envie, par exemple, d’un beau « city stade », comme on appelle désormais les terrains multisports, explique Loris Gomez, l’un des étudiants de l’EPFL, aujourd’hui en stage au sein du Collectif Encore. Au sein du personnel, les entretiens ont révélé beaucoup de frustrations, de désillusion et d’inquiétudes pour l’avenir. Et s’ils paraissent sceptiques, pour nombre d’entre eux, sur les bienfaits à attendre d’un projet architectural, d’autres ont apprécié l’expérience. « L’architecture, c’est quelque chose à quoi on s’habitue, pose, comme en préambule, Emilie Graciet, l’une des psychologues rattachée à l’établissement. On fait avec. Même si, il faut bien le dire, les grands pavillons, c’est un peu froid. Mais ce qu’on a vu, au cours de ces entretiens, c’est que tout devenait possible. On s’est laissé aller à exprimer tout ce qui nous passait par la tête : développer un potager, accueillir un marché… Ça va nous conduire à imaginer des choses nouvelles. »
Des lignes de force ont émergé de ce travail d’enquête conduit par les étudiants, et des entretiens : le besoin de remettre l’enfant au centre de l’ITEP en tout premier lieu, mais, tout aussi important, celui de faire des Events un acteur du territoire. Les deux questions sont intimement liées, en réalité. C’est la grande idée du projet : l’éducation inclusive que l’association revendique de dispenser aux enfants n’a pas de sens dans un lieu fermé sur lui-même, soustrait à la marche du monde. Pour que l’ITEP devienne un « lieu où on apprend, où on devient, où on s’ouvre au monde et aux autres », comme le rêve Anna Chavepayre, il faut penser le site « comme un carrefour plutôt que comme un cul-de-sac ».
Sur le plan de la méthode, il faut penser écologie et économie comme une seule et même chose. « L’écologie, martèle la Suédoise, ce n’est pas acheter tous ces nouveaux matériaux qu’on nous impose. Ça ne marche pas, ça ! L’écologie, c’est toucher le moins possible, et mettre l’argent au bon endroit. C’est faire d’une pierre deux coups : créer quelque chose qui soit toujours plusieurs choses. Faire une école de la nature qui soit une école où l’on apprenne à faire la cuisine, et aussi où l’on apprenne à manger. Une école où l’on comprend que ce que l’on mange, demain, ça donnera le monde. »
Un des projets développés par les étudiants vise à implanter une parcelle maraîchère sur l’emprise du terrain de foot. La production pourrait alimenter la cuisine, et le maraîcher pourrait former les enfants à la cuisine. Un autre projet montre comment le premier étage d’un des grands pavillons (renommés « maisons », au passage, pour les déprendre de cette nomenclature psychiatrique et valoriser au contraire leur fonction d’accueil) pourrait devenir un logement HLM pour le maraîcher. Un autre encore préfigure la transformation d’un des bâtiments qui longent le parking en résidence d’artistes, l’idée sous-jacente étant, ici aussi, que les résidents s’investissent dans l’éducation des enfants.
Il y a douze projets au total. Fin septembre, ils ont fait l’objet d’une exposition à l’ITEP et d’une présentation à destination des habitants du village, des élus, du personnel encadrant… Le site y apparaît entièrement reconfiguré autour d’une allée centrale bordée d’arbres, qui relie une véritable entrée à un pavillon d’accueil lumineux. Ce nouveau bâtiment est formé par la réunion de deux des anciens pavillons au moyen d’une véranda qui les connecte entre eux, et laisse ainsi filer la vue sur le paysage.
Le projet doit être repris par les architectes du Collectif Encore, précisé sur le fond comme sur la forme, verrouillé, et chiffré. Les douze opérations doivent faire l’objet d’un phasage, à partir duquel l’association pourra chercher des financements. Directrice des Events depuis 2019, Céline Bellanger aimerait démarrer le chantier au plus vite, en commençant par les projets les plus simples, qui sont aussi les plus attendus par les enfants : la transformation du vieux gymnase en city stade lumineux, haut de plafond, ouvert sur l’extérieur ; et la reconversion de La Béarnaise en maison des jeunes.
Isabelle Regnier (Rivehaute (Pyrénées-Atlantiques), envoyée spéciale)
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